19 Avril 2011 Par Les invités de Mediapart Edition : Les invités de Mediapart
Jacques Gaillot, évêque de Partenia, Bertrand Gaufryau, chef d'établissement d'un lycée professionnel, Stéphane Hessel, ambassadeur de France, Albert Jacquard, polytechnicien et généticien, et Philippe Meirieu, professeur à l'Université Lumière-Lyon 2, décrivent l'affaissement de notre civilisation contemporaine, envahie par les logiques individualistes du marché.
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«Créer, c'est résister et résister c'est créer» constitue une des clés de lecture de la société du XXIème siècle. Si l'Histoire du siècle dernier nous a montré que la barbarie n'est jamais aussi proche que lorsque sont méconnus et méprisés les droits fondamentaux de l'Homme, alors il est plus que jamais nécessaire d'être vigilants et ne pas rester indifférent aux questions qui structureront la société de demain. L'engagement délibéré en faveur de la dimension collective de notre projet de société, basé sur la solidarité entre les êtres et incarné dans des institutions garanties par l'État, comme ce fût le cas lors de la mise en oeuvre du programme du Conseil national de la résistance dès 1943, est probablement ce qui fait le plus défaut aujourd'hui.
La société de marché s'est peu à peu écartée de ce chemin, faisant croire à chaque citoyen que seule la concurrence permettait le développement et garantissait la qualité, que l'individualisme était le vrai moteur du progrès. L'éducation, la protection sociale, le logement, la santé ou la sécurité, la liberté de conscience ou la laïcité n'ont-elles pas été ces dernières années foulées aux pieds par ceux-là même qui, au plus haut sommet de l'Etat, promettaient que «ensemble, tout serait possible»? L'idée selon laquelle un projet solidaire a plus de valeur qu'un exploit solitaire a été balayée au nom d'un populisme de bon ton, faisant croire à chacun qu'il pourrait seul progresser, vivre mieux dans la société, mais toujours au dépend des autres, comme dans les pires émissions de télé-réalité... L'enjeu de la solidarité dépasse largement nos frontières comme il anime nos propres indignations lorsque l'essentiel est en jeu.
Le droit à l'éducation, à l'article 26 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, dans son alinéa 3, ne postule-t-il pas que chacun a droit à une éducation la plus développée qui soit? Peu à peu cependant, notre École de la République, publique et associée au service public, s'est vue assiégée par «les marchands de l'éducation» qui en ont fait un marché, transformant les élèves et leurs familles en de simples consommateurs. Ce sont les appauvrissements successifs et cumulés, les réformes les unes après les autres ayant peu à peu détruit les outils patiemment construits au fil du temps (même si toute construction est par nature imparfaite), l'aide aux enfants en difficulté, l'appui aux familles fragiles, les réductions massives de postes, l'abandon de la carte scolaire qui ont, dès lors, structurellement affaibli un des piliers de notre République. Au contraire, ce soutien utile et impérieux s'est mué en suspicion, en la mise en place de mesures coercitives comme la suspension des allocations familiales.
L'école comme outil de promotion sociale est devenue l'école du marché aveugle, laissant de côté ceux qui n'ont que ce seul moyen pour acquérir peut-être demain, les moyens de subsistance décents pour assurer une vie convenable à leur famille. Elle a accru les inégalités en renforçant les ghettos territoriaux. Comment ne pas comprendre et accompagner l'indignation des enseignants et personnels d'éducation, considérés comme des nantis, face à la mise en coupe réglée de ce fondement de la République? Parce que pour nous, l'école est ce lieu où chacun devient humain. Si le savoir -dans toutes ses dimensions- individuel est nécessaire, il doit être enseigné non uniquement pour son contenu propre, mais pour les pas qu'il permet de faire dans la construction d'une société plus juste et composée de citoyens pleinement acteurs d'un destin collectif. L'école doit impliquer des choix politiques où la coopération et non seulement la compétition, soit au cœur des méthodes pédagogiques.
Dans le secteur de la santé, et plus largement de la sécurité sociale, héritage de combats collectifs, les choix conduisent peu à peu à démanteler un système protecteur pour les plus démunis mais aussi pour les classes moyennes: franchises médicales, AME (Aide Médicale d'Etat) d'accès de plus en plus restreint pour des bénéficiaires souvent parmi les plus fragiles, suppressions de postes, fermetures de lits, Couverture maladie universelle (CMU) ne permettant pas toujours un accès égal de chacun à la santé...La liste est longue, mais tellement significative de cette volonté de faire en sorte que la privatisation du système se substitue peu à peu à la solidarité inter-générationnelle. N'est-ce pas le régime de retraite par répartition qui est aujourd'hui ébranlé dans ses bases, lorsque finalement, la capitalisation est subliminalement encouragée? Le dossier de la prise en charge des personnes dépendantes ouvrant la porte aux compagnies d'assurances privées n'est pas à cet égard des plus rassurants. Ces dernières années, la gouvernance des «réformes sociales» a fait des syndicats des faire-valoir et non des partenaires sociaux comme cela est pourtant au cœur de notre pacte républicain. L'affaiblissement systématique des mécanismes de notre démocratie sociale est un motif d'indignation supplémentaire.
D'autres orientations politiques, elles aussi significatives, se sont traduites par des actes de résistance militants. Le regard porté sur les plus fragiles dans nos sociétés que sont les personnes mal logées ou sans logement, les travailleurs étrangers sans papiers, a permis de rendre visible un des plus grands scandales de notre société. Lorsque l'on travaille et que l'on ne dispose pas des moyens de se loger convenablement, qui en est responsable? Sont-ce les personnes elles-mêmes sur lesquelles les médias et décideurs politiques portent un regard de compassion, parfois méprisant, relayant l'idée selon laquelle «c'est bien leur faute!», comme celles et ceux qui ont perdu leur emploi...? Il ne faut vraiment pas vivre dans le monde de tous les jours, être éloigné des cruelles réalités de notre société pour penser cela et transformer les victimes en coupables!
Emmaüs, le DAL, les Enfants de Don Quichotte ou bien encore Jeudi Noir se sont saisis des questions de mal logement et de la violence faite à ces personnes en recherche d'un toit face à ces milliers de logements vacants depuis de nombreuses années. Parce que la réquisition s'oppose au droit de propriété, son application par la loi demeure rarissime. Et ce n'est pas la loi DALO (droit au logement opposable) qui modifie en profondeur la situation de centaines de milliers de personnes, alors que l'Etat ne se donne pas les moyens de faire appliquer les lois de la République, en l'occurrence la loi SRU imposant aux communes un parc de logement social de 20%. Lorsque de tels manquements à la loi créent de fait des situations intolérables de mal-logement, qu'est-ce qui est le plus indécent: est-ce l'occupation de logements vacants selon des méthodes pacifiques de personnes qui en sont privées, ou bien les interventions disproportionnées des autorités pour les déloger sans propositions alternatives?
Les textes actuels comme ceux de la «loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure» (dite «LOPPSI 2») renforcent ce sentiment de régressions sociétales majeures. Les orientations législatives annoncées visent les plus démunis, fragilisés mais l'ensemble de la population est concerné. Ces projets traduisent un recul manifeste des libertés individuelles à travers le renforcement des fichiers et leur utilisation à des fins répressives, le ciblage de populations ou encore un durcissement du droit pénal à travers le renforcement des peines planchers. Ils nous invitent à opposer un modèle alternatif au non des fondements de notre modèle républicain.
A la plupart de ces questions, c'est la loi du marché qui a été opposée. Cette rengaine est celle des libéraux du XIXème dont on nous vante la modernité! Mais nous savons tous que le marché est aveugle, que, s'il profite des investissements publics sur lesquels il tente d'accroître ses marges, il n'assure pas la couverture de besoins insuffisamment lucratifs. Alors, c'est un autre pan de notre société qui part à veau-l'eau, l'Etat se désengageant des grandes politiques publiques et faisant porter la responsabilité de la crise aux services publics de proximité à qui est imposée une cure d'amaigrissement drastique.
Heureusement, le monde associatif, les mouvements de jeunes plus ou moins structurés, sont souvent à la pointe de ces actions...Mais ce qui peut, pour le moins, surprendre est que tous intègrent peu à peu dans leur démarche la non-violence comme dimension incontournable de leurs indignations. Dans un monde pétri de violences, les comportements et attitudes non-violentes permettent de dépasser les haines accumulées comme de nombreux exemples dans l'histoire nous le montrent: Nelson Mandela, Martin Luther King, le Dalaï Lama, plus récemment les moines de Thibérine. Ces démarches ne sont pas isolées et, si elles sont peu visibles, moins médiatisées, elles n'en sont pas moins un des ferments d'une démocratie apaisée. On n'en veut pour preuve aussi les démarches des militants anti-nucléaires, des palestiniens de la bande de Gaza qui quotidiennement oeuvrent dans ce sens.
Les droits de l'Homme, universellement proclamés, sont aussi bafoués lorsque les Nations Unies et leurs résolutions, souvent lettres mortes sont malmenées, les engagements pour la Paix non suivies d'effets. C'est le cas aujourd'hui en Côte d'Ivoire, mais aussi quotidiennement au Moyen-Orient, en Palestine dont le droit de ce peuple à vivre sur un territoire «viable» est foulé aux pieds depuis plus d'un demi-siècle au nom d'une sécurité s'appuyant sur la violence. Les peuples du Maghreb et du Moyen-Orient, aujourd'hui en marche, nous invitent à revisiter les schémas culturels de nos vieilles démocraties: Tunisie, Egypte, Yemen, Lybie et d'autres demain nous montrent le chemin de révolutions démocratiques et nous invitent à ne jamais nous résigner. La peine de mort aux Etats-Unis, en Chine, les violations indécentes des droits de l'Homme en Corée du Nord, l'utilisation potentielle de l'arme nucléaire par des pays du Moyen Orient et la diffusion du nucléaire civil à des fins de contrats «juteux» pour les balances commerciales, tout ceci est éminemment dangereux et doit susciter notre indignation, notre détermination et nos combats collectifs. Finalement, être non-violent dans nos démarches, n'est-ce pas lutter pour la justice et la dignité sans haïr, ni tuer? N'est-ce pas notre nouvelle frontière?
Ces prises de conscience donnent un sens tout particulier aux poches de résistances ici ou là, et qui structurent un mouvement citoyen intégrant l'idée selon laquelle «la terre n'appartient pas à l'Homme, mais que l'Homme appartient à la terre». Les valeurs de l'écologie aujourd'hui, à l'instar de Théodore Monod, René Dumont hier, d'autres plus jeunes aujourd'hui héritiers et transmetteurs, portent des messages d'humanisme, de non-violence, de durabilité, d'attachement aux valeurs de la République et de laïcité, loin de tout dogmatisme intégriste. Le compte à rebours n'a-t-il pas commencé? Peut-être est-ce le cas, mais la prise de conscience collective des questions d'éducation, de solidarité et de respect de l'environnement constitue un pas essentiel pour réintroduire la dimension collective de projets partagés dans notre société. Alors, parce que nous aurons résisté au terrorisme intellectuel de l'individualisme, nous aurons contribué à créer un monde plus humain.
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